Jan 13, 2011

Alan Wake: la puissance du mot


L'acte de création, comme quiconque s'est prêté au jeu le sait, vient avec son lot d'angoisses, de doutes et de craintes. Plusieurs questions assaillent le créateur; mon œuvre réussira-t-elle à témoigner de ma vision, de mon intention? Serai-je à la hauteur de cette vision? Et les mots, ces petites choses couchées sur le papier, peuvent se révéler de puissantes armes, certaines à double tranchant. Il y a le rythme, la sonorité, le sens parfois kaléidoscopique de certains mots. Tout ceci dessine un terrain drôlement fertile pour le créateur de jeu vidéo, et Alan Wake (Xbox 360, Remedy, 2010) apparaît alors comme une opportunité exceptionnelle d’aborder ces peurs.

Bien sûr, il n'est pas exigé d'être un auteur pour apprécier le déroulement et les mécaniques de Alan Wake (ce serait là un marché extrêmement niché!), mais ces subtilités gagnent en saveur auprès du joueur initié à l'acte de création.
Le scénario déjà porte à la curiosité : auteur de thrillers policiers macabres, Alan se fait offrir par sa femme d’aller en retraite dans la petite ville de Bright Falls afin de guérir du syndrome de la page blanche dont il est atteint depuis la parution du dernier roman. Une fois sur place, sa femme disparaît dans de douteuses circonstances et, alors qu’il se lance à sa recherche, Alan découvre disséminée partout dans la ville, des pages provenant du manuscrit d’un roman qu’il ne se souvient pas avoir écrit et qui, on le comprend au fil de la lecture, relate ses propres aventures à Bright Falls.
Tout d’abord, l’intégration fluide d’éléments littéraires justifie certaines mécaniques typiques des jeux vidéo. La narration offerte par Alan, sur le ton et la plume d’un texte écrit, permet au joueur de se réorienter lorsqu’il se perd ou simplement pour expliquer des éléments du décor ou du déroulement (au lieu d’un bête « Hmmm the door is locked ! It won’t budge ! » ou autres phrases maintes fois répétées) tout en donnant, grâce à l’accès à l’intériorité que permet la littérature, les motivations d’Alan, qui deviennent rapidement les nôtres. D’habitude, le personnage s’exclame à haute voix ses réflexions, ce qui tend à le rendre un brin bizarre, comme s’il se parlait seul. Hors ici le procédé trouve sa justification dans le médium écrit.

Cet accès à l’intériorité est exploité ailleurs également, dans la lecture des pages du manuscrit qui, une fois toutes assemblées, forment l’équivalent peut-être du tiers d’un roman publié. En ces pages on peut y trouver des moments vécus par des personnages séparément de ceux vécus et vus par Alan (ce qui nous épargne la sempiternelle cutscene) permettant au jeu de conserver un narrateur aligné présent en tout temps, entretenant ainsi davantage le lien entre le jeu et le texte.
Mais c’est à la fin du jeu (ainsi que dans les deux expansions du jeu en vente sur Xbox Live Marketplace) que le mot écrit prend sa littérale puissance. Alors qu’Alan plonge dans les noires profondeurs du lac où se trouverait sa femme emprisonnée, il est transporté sur un plaine sombre rongée par les ombres éthérées qui l’assaillent depuis le début du jeu. Armé de sa fidèle lampe de poche, il doit éclairer des mots qui flottent dans l’espace (réellement, des mots) qui résistent d’abord au contact de la lumière puis, lorsqu’ils atteignent une sorte de point critique, explosent et deviennent l’objet qu’ils représentent. En posant donc la lumière sur le signifiant, le mot devient le signifié. Ainsi, on voit un bird devenir un oiseau qui s’envole, un telephone devenir une cabine téléphonique, etc. afin de recréer un environnement pour qu’Alan puisse progresser jusqu’à sa femme, prisonnière d’un chalet isolé sur une île qu’il devra ainsi manifester par le pouvoir que lui confère sa lampe.

À ce compte, les expansions vont plus loin, offrant des séquences riches en significations en résonnance avec le geste de création. Certains mots, comme supply ou recharge, vont, lorsque transformés en signifiés, deviennent des munitions ou des piles d’énergie, objets fort utiles à la quête d’Alan, alors que d’autres mots, comme enemy, manifestent un adversaire supplémentaire. Il y a donc l’idée que les mots peuvent améliorer notre sort ou nous nuire et cette autre séquence où des mots sauveurs sont entourés d’une mer de mots ennemis rappelle cette recherche parfois angoissante du mot juste. Les mots ne prennent vie que si on les nourrit de notre volonté de les employer, du contexte qu’on leur donne, et c’est au contact de cette lumière, point focal dans les méandres obscures de la création, que le sens de ces mots éclate.

Éventuellement, les mots offerts à transformer sont vagues. Climb nous indique que nous manifesteront une manière de monter, mais pas précisément ; il nous faut donner vie au mot pour voir le sens réel que prend ici le verbe. Et c’est sans parler du mot surprise, qui n’apparaît qu’une fois dans le jeu et dont je ne dévoilerai pas les effets, afin de garder son plein impact.
Bien sûr, le jeu soulève beaucoup d’autres questions relatives à l’auteur, son identité et son lien (voire sa responsabilité) face à sa création. Beaucoup de ces points ne peuvent être abordées sans gâcher le déroulement du jeu (qui vous est fortement recommandé, soit dit en passant). Il n’en tient donc qu’à vous de pénétrer dans cet univers et faire tout en votre possible pour éviter la proverbiale mort de l’auteur.

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