Feb 18, 2009

La préférence de l'antagoniste

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On le comprend rapidement, le jeu vidéo tire grand avantage de la structure de la quête telle qu'exploité dans la littérature et plus particulièrement dans la littérature d'aventure. Le schéma appliqué à cette structure du roman d'aventure comporte évidemment davantages de points communs avec le jeu, dont de nombreux thèmes qui se plient facilement à la physicalité interactive du jeu vidéo. L'exploration d'un territoire inconnu et la découverte sont des idées qui prennent corps rapidement dans un environnement virtuel, du moins lors de la première séance de jeu.
Qui parle de quête, donc, parle d’un protagoniste. Le héros, à travers lequel le joueur vivra l’aventure, est donc la cible souhaitée de la ‘projection’ que peut faire le joueur sur le jeu. Le scénario aura pour but alors de justifier les actions demandées au joueur par l’exposition des émotions du personnage principal. Cette projection peut alors avoir lieue, et est même attendue de la part des concepteurs pour assurer l’immersion dans le monde offert par le jeu vidéo.
Cependant, un phénomène survient à quelques reprises, concernant cette projection : le personnage principal se retrouve moins aprécié par le joueur que son adversaire, l’antagoniste. En effet, il est possible que l’antagoniste obtienne davantage de sympathie que le protagoniste. La fascination qu’entretient le personnage de Sephiroth dans Final Fantasy VII dans l’esprit des joueurs en est un exemple frappant (Square Enix ira jusqu’à admettre indirectement cette préférence en ramenant à la vie, bien qu’artificiellement, le personnage de Sephiroth dans le film Advent Children, sorte de suite au jeu). Pourquoi alors l’ennemi est-il plus aimé par le joueur? D’où provient cette fascination?
Pour qu’il soit bien imbriqué dans la dynamique de la quête, le protagoniste doit faire preuve de certains aspects précis dans sa personnalité. Le roman d’aventure, meilleur exemple de roman qui exploite le schéma actanciel, contient certaines étapes obligatoires par lesquelles passe le héros afin de mériter la récompense finale que lui a promis la quête (ou plus précisément, le destinateur). Dans Voyage au centre de la terre, Jules Vernes immortalise la quête dans sa forme la plus élémentaire : sur les traces du mystérieux Saknussem, le professeur Lidenbrock et son jeune assistant (qui est également son neuveu) Axel trouvent un tunnel qui les mèneront au centre de la terre puis les en sortiront changés. Le motif du changement est crucial. Le jeune Axel se retrouvera séparé de son oncle Lidenbrock, voire séparé de la plupart de ses sens, dans un dédale de caverne sombre et froide. Il y a alors d’inscrit en filigrane dans cette séquence la mort du héros en tant que jeune homme inexpérimenté. Il sortira de ce moment de perdition un jeune homme changé et à partir de ce point dans le récit, il sera pro-actif, il prendra des décisions qui seront considérées par son oncle, bref : il sera devenu l’égal de la figure paternelle de son existence, il sera devenu un homme.
Cette mort (quelques fois représentée autrement, par exemple par la perte ou l’échec) provoque un changement, donc, dans la personnalité du protagoniste. Mais ce changement révèle quelque chose de crucial dans la compréhension de notre problèmatique : le héros est, par définition, quelqu’un qui a besoin d’évoluer afin d’atteindre son objectif. In extensio, donc, le héros est un personnage imparfait, immature, qui a encore besoin d’apprendre. Bien que cette construction se prête à merveille à la structure de la quête (un jeu n’est, en fait, qu’un apprentissage de la survie compte tenu de règles prédéterminées), il n’en reste qu’une fois exposé en ces termes, le héros est bien moins séduisant aux yeux du joueur qui recherche dans le jeu une fuite de ses ennuis quotidiens, marqués de ses propres manques et imperfections.
L’antagoniste, alors, apparaît comme une figure opposée à ce modèle faillible. Il est souvent illustré comme un être déterminé, les yeux rivés constamment sur son objectif. Plus encore, c’est un être parfait, qui ne connaît pas l’échec (le seul échec qu’il connaîtra, à la fin du scénario du jeu, le mènera alors à son trépas). L’antagoniste est donc un être qui a fondamentalement réussi. Prenons un exemple simple : Bowser, le vilain dragon de l’univers de Mario Bros., a comme objectif d’enlever la princesse et, conséquemment, de se débarasser du plombier Mario. Hors, le jeu débute avec la constatation que la princesse est déjà enlevée. Le plan de Bowser est donc déjà un fait accompli. Davantage, à chaque fois que le joueur perd une vie, c’est-à-dire que Mario échoue à sa tâche, la réussite du plan de Bowser est solidifiée (rappelé clairement, d’ailleurs, dans Mario 64 alors que chaque échec de Mario est souligné par le rire narguant du dragon). L’antagoniste n’a rien à prouver à personne, car il est déjà à la fin de sa quête et sa simple existence est un symbole de sa réussite. En contrastre, le protagoniste a tout à prouver. Il pourrait même être établit que le jeu même doute du protagoniste lorsqu’il lui offre plusieurs chances (les sempiternelles trois ou cinq vies en début de partie) de réussir, comme s’il se doutait que la quête ne sera pas réalisée en un seul essai par le héros (pourtant le héros doit forcément, dans la réalité du jeu, réussir sa quête du premier coup, sans mourir). À même son système, le jeu nous démontre que, statistiquement, l’avantage est en faveur de l’antagoniste, à tout moment.
Cependant, il est difficile de faire un jeu uniquement avec un antagoniste, si l’on veut employer le pouvoir séductif de celui-ci. L’antagoniste seul, sans opposition, devient le personnage principal, autrement dit, le héros. Il est essentiel d’éviter cette substitution et la méthode est simple : il doit obligatoirement avoir un protagoniste faillible en présence de l’antagoniste pour que le charme de ce dernier soit efficace. Parce que l’existence d’un protagoniste suppose que l’antagoniste a prouvé qu’il est une opposition, une menace suffisamment sérieuse pour lui justifier une opposition. Cette menace doit avoir été perçue par le joueur avant de pouvoir interpréter l’antagoniste, afin qu’il ait pu faire l’expérience de la personnalité parfaite de ce dernier.
Dans le contexte d’un jeu de combat, il est commun d’obtenir la possibilité de camper le combattant final (le final boss) comme récompense de l’avoir vaincu. Il est alors possible pour le joueur de saisir la puissance qu’a démontré ce combattant final et de s’en servir pour ‘terroriser’ les autres combattants. La série des Street Fighter nous a donné de nombreux exemples de combattants finaux qui ont fasciné les joueurs, avant de devenir des personnages réguliers dans des itérations subséquentes (M. Bison ou Akuma).
Une fois que le joueur a été convaincu de la perfection de la personnalité de l’antagoniste, celui-ci s’avère être l’avatar idéal pour entretenir cette fuite de la réalité. Qui d’entre-nous n’aimerait pas se prétendre parfait de temps en temps?