Dec 14, 2010

SILENT HILL : THE ROOM : LA FAMILIARITÉ COMME SOURCE DE L’HORREUR



Je viens de terminer ma première traversée du jeu Silent Hill : The Room (Xbox, 2004) et je suis frustré. Oui, frustré puisque depuis quelques temps déjà j’accumulais dans un recoin de ma pensée des notes concernant mon jeu vidéo d’horreur idéal, et The Room me vole plusieurs de ces idées (peut-on vraiment prétendre qu’il me les vole? J’ai simplement ignoré ce jeu pendant un trop grand nombre d’années avant d’y jouer!). Hors, ce fut un grand plaisir de voir ces idées réalisées, quelques-unes même poussées plus loin que je ne les avais déjà formulé dans mon esprit.

Mon observation de base concernant l’horreur efficace est qu’elle doit se baser sur une familiarité : par là j’entends bien sûr le commun, le connu, cet ensemble de signifiants qui font partie de notre lot quotidien. L’expérience humaine (parlons surtout ici du nord-américain moyen) est basée sur une série de conventions qui peuvent, en règle générale, être prises pour acquis : que ce soit les lois humaines, l’étiquette ou plus globalement les lois naturelles.

Le désarroi de l’horreur, ce que Kristeva va appeler l’abject, se produit lorsque ces lois sont transgressées au profit d’un rappel de la vérité de la mort de l’être. Tout ce qui nous rappelle la mort nous est pénible, mais l’abjection provient non seulement de ce rappel, mais de la transgression d’une convention pour nous le rappeler. La vue d’un cadavre est la preuve que nous allons aussi un jour mourir, et l’existence de ce cadavre est une transgression directe à la vie, cette donnée fondamentale que nous prenons chacun pour acquis : nous sommes en vie à tout moment.

Hors, l’abject (ce ‘quelque chose que je ne reconnais pas comme chose’, toujours selon Kristeva) est éloigné par l’abjection, cette réaction de rejet, de déni du rappel de la mort. L’abjection devient alors le signe d’un combat contre ce que l’on rejette et refuse et c’est à cet endroit que le jeu d’horreur se positionne. Il y a là une action à mettre en scène.

Donc, pour établir l’abject, il faut l’installer en contraste avec une réalité crédible et acceptée. La familiarité nous aide à ce moment à instaurer une série de conventions qui sera comprise du joueur et qui jouera comme agent rassurant sur l’esprit de celui-ci. Chaque point de sauvegarde dans les jeux d’horreur sont toujours bien accueillis, et la vue d’une machine à écrire dans les Resident Evil de naguère, ou encore les cartons rouges des premiers Silent Hill, sont signes que le joueur peut, pour un court instant, baisser sa garde.
L’avantage important de la familiarité repose en ce qu’il est possible de jouer avec ses signes. En effet, la familiarité s’impose au joueur comme une série de signifiants dont les signifiés sont clairs. Cependant, l’abject se créé à un degré particulièrement efficace lorsque les signifiés sont balayés de cette familiarité, remplacés sans avertissement par une nouvelle définition connue du jeu seul.

Aussi avais-je établi que la meilleure familiarité serait un environnement restreint connu et acquis du joueur, sa propre demeure. The Room propose un petit appartement comme environnement restreint et s’assure que le joueur le visite fréquemment afin de la connaître et de se l’intérioriser comme familier. Afin de renforcer ce lien, dans la première moitié du jeu, la simple présence du joueur dans l’appartement régénère son état de santé automatiquement, manifestation symbolique du Home sweet Home que chacun ressent chez soi. Il faut prendre conscience, en tant qu’être humain, des mécanismes de pensée complexes nécessaires à cette aise ressentie à la maison, cette pensée magique selon laquelle notre demeure est un sanctuaire inviolable qui est propice au repos du corps et de l’âme.

Tout au long du jeu, donc, cet appartement, qui au départ est notre sanctuaire, devient tranquillement un autre lieu d’agression, où les hantises se multiplient, où même, vers la fin, il est découvert qu’une pièce supplémentaire y existait, déconstruisant complètement l’idée que nous étions maître de cet espace, que nous le connaissions parfaitement.

Mon idée d’un jeu d’horreur basée sur la familiarité partage ainsi plusieurs idées avec The Room. Au premier plan, l’importance d’instaurer la présence d’un sanctuaire puis de violer cette présence lentement jusqu’à lui dérober tout signifié connu. Une proposition qui aurait augmentée le sentiment d’appartenance au sanctuaire aurait été de faire vivre au joueur la prise de possession de l’endroit, c’est donc dire effectuer en début de partie un choix de l’appartement, comme s’il magasinait la configuration qu’il préférait, le chargeant ainsi plus fortement d’une impression de propriété, amorçant une meilleure chute lors de la dépossession, de la désignifiance de l’endroit.

Car le jeu n’est pas sans failles, et ses problèmes proviennent encore de la même idée de familiarité mal intégrée au jeu. Dans la conception sonore (pourtant assurée par le maître d’œuvre de la série, Akira Yamaoka), certains ennemis trépassent en lançant des cris d’animaux désagréablement reconnaissables (des rugissements de panthères et autres plaintes de chats) qui font appel à un étrange sens de l’exotisme pourtant absent partout ailleurs dans la production du jeu. Au niveau des décors, les éléments rapprochant le titre du reste de la série des Silent Hill, tels que les clôtures de chaînes croisées et autres appareillages rouillés, ont visiblement fait leur temps et ne font plus vraiment peur, puisqu’ils sont désormais des acquis du décor griffé Silent Hill (d’ailleurs, Shattered Memories (Wii) réactualisait le sentiment de malaise face aux décors en proposant une nouvelle version de ceux-ci, couverts non pas de rouille mais de glace).

Somme toute, The Room reste un essai très pertinent sur une nouvelle manière d’aborder l’horreur dans le jeu vidéo et reste une expérience qu’il faut vivre si la question de la familiarité vous intéresse. Sa volonté à proposer de la nouveauté dans la série (étrangement ignorée par Konami si on prend en considération les jeux qui l’auront suivi) mérite d’être soulignée, et elle est bien représentée par la vidéo d’intro du jeu qui pourrait être soumise comme court métrage particulièrement dérangeant en lui-même (que je vous propose de visionner dès maintenant!).

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